
Combien de temps peut-on tolérer l’intolérable ? Comment peut-on rester aveugle lorsque nos vies se retrouvent insidieusement dégradées, petit à petit, droit après droit. Eilish n’a jamais pensé que son quotidien pourrait s’effondrer. Et pour cause, il ne s’effondre pas. Il s’effrite. Lorsqu’un nouveau gouvernement autoritaire prend le pouvoir en Irlande, les choses changent peu au départ. Puis les syndicalistes se retrouvent pris pour cible. Son mari, qui travaille avec les enseignants, ne rentre pas d’une manifestation. Puis il devient difficile de faire faire un passeport pour quitter le territoire. Puis les jeunes hommes de dix-sept ans sont convoqués pour le service militaire. Puis.
Eilish reste seule avec ses trois grands ados, et le petit dernier, tout bébé encore. Elle reste seule dans la maison où l’essentiel vient à manquer, doucement, sans qu’on s’en rende compte. Elle doit gérer son père qui perd la carte et ne sait plus vraiment quel jour on est ni où sont rangées ses affaires. Elle doit vivre avec le manque, et faire semblant, pour les enfants, que la vie est normale. La vie d’Eilish n’a rien de normale et le temps de s’en rendre compte, il est trop tard.
Rares sont les romans qui me procurent autant de sensations de tensions physiques, tant l’écriture, brillante, nous propulse au coeur de l’histoire. Paul Lynch a fait le choix habile du flux de conscience pour nous embarquer dans le quotidien d’Eilish. Directement dans ses pensées, nous vivons au jour le jour avec ses préoccupations, ses souvenirs, ses fantasmes d’une réalité différente, mais aussi la confusion et le brouillard mental qu’induit la situation. Avec notre recul de lecteur.ice, nous voulons lui hurler de fuir, d’abandonner sa maison pour se réfugier dans des lieux plus cléments. Mais elle, enfermée dans cette dystopie bien trop proche du réel, n’entend pas les appels désespérés de l’extérieur. La tension se change en terreur au fur et à mesure que le quotidien se dégrade, que les pressions se font plus intenses sur les citoyens qui n’adhèrent pas au Parti. Jusqu’à l’insoutenable. Qu’on accueille en apnée, le coeur lourd et détruit. Il ne nous reste qu’à fouiller dans ses fragments pour y chercher un peu de lumière, un bourgeon, la promesse d’un peu d’espoir. Bien joué, Paul Lynch, pour avoir réussi à saisir chaque aspect de la chute de la démocratie, pour avoir su attraper notre empathie par le col, avoir ouvert nos yeux de force.
Le chant du prophète. Paul Lynch. Traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso. Albin Michel. 2025. 293p.
