
Qui ne voudrait pas avoir chez soi le fleuron de la technologie robotique et de divertissement ? Dans un futur pas si lointain, une entreprise a réussi le pari d’allier l’art et l’apparence à des programmes informatiques de pointe, créant ainsi les parfaits compagnons du quotidien. D’abord les purries et les calinis, petits objets ressemblant à des animaux trop mignons qu’on a furieusement envie de caresser. Puis le modèle 5033, humanoïde, de la taille d’un enfant de huit ans, excellent compagnon du quotidien, jusqu’à ce que les humains fassent ce qu’ils font de mieux, c’est à dire avilir toute créature étrangère à eux. D’où l’interdiction progressive de ces étonnants objets. Les robots sont récupérés, vidés, leurs matériaux réutilisés. Mais dans la nature subsistent certains modèles, notamment Sim, dont le maître a disparu. Sim est l’un des plus anciens modèles, travaillant à la ferme, apprenant, développant une étonnante empathie, des compétences relationnelles et émotionnelles impropres à sa nature. Mais le temps advient de quitter la ferme, et de s’enfoncer dans la forêt accompagné de Filsdejean-Poule478.
En parallèle, nous suivons Brigitte et Zachary. Remontons un peu dans le temps, avant l’invention même des purries. Brigitte fait de l’art, des sculptures. C’est de ses mains que vont émerger les premières créatures qui révolutionneront le monde. Zachary s’emmerde dans son entreprise de développement de jeux en ligne. Il aspire à plus grand, comme de développer un programme qui automatiserait le sourire, par exemple. La rencontre de ces deux personnages va accélérer l’avènement des robots de divertissement.
« Lors de sa naissance, en 1971, ses parents sont réfractaires à l’idée de « recommencer une famille » avec elle. Ils ont assez donné avec Louise et Céline. Outre la lassitude parentale, Brigitte de vêtements informes et de jouets cassés. Les jumelles font de Brigitte leur poupée préférée, puis elles se désintéressent d’elle au milieu de leur adolescence. La cadette s’élève donc toute seule à partir de l’âge de cinq ans, ne manquant de rien sauf d’attention et de tendresse. »
Dans ce roman, l’histoire importe peu, je crois. Impossible de vous en faire un résumé, car la narration se divise en plusieurs lignes, plusieurs temporalités, plusieurs personnages principaux. Mais qu’importe, ça n’est finalement pas tant le sujet. Ce qui est formidable, avec La Vallée de l’étrange, c’est son ton. J.D. Kurtness possède une manière d’écrire qui mêle un humour très à froid, très caustique, à une vision terrifiante de l’humanité. La lire, c’est poser sa joue, ronde et chaude, contre une surface de métal.
« La recette est simple : copier la nature avec de grands yeux et des traits arrondis, le look signature des bébés mammifères. […] En attendant, elle calcule les rapports idéaux pour gratter l’âme, les proportions entre le corps, la tête, les yeux et les oreilles. Elle fait breveter cette liste de chiffres capables de déclencher l’attachement immédiat. Dans son for intérieur, Brigitte se sait sadique. En toute connaissance de cause, elle lâche sa nouvelle création sur le monde. »
On plonge au coeur de l’ambition de deux personnes dont l’empathie fait cruellement défaut. On dissèque leurs motivations, leur parcours, l’emballement de la machine. Au milieu de ce chaos capitaliste, la plus grande humanité émane de Sim, le robot, porté par son amour pour son maître, son envie de répondre coûte que coûte à sa dernière demande. Et cette vallée de l’étrange1 nous provoque un vertige lorsque nous contemplons nos semblables, plus que lorsque nous errons dans la forêt, lieu vivant par excellence, en compagnie d’une créature inhumaine plus semblable à nous que tous les autres personnages. La question de l’attachement se pose, qui devient le destinataire de notre empathie ? et provoque un malaise diffus. C’est extrêmement bien joué pour un texte aussi court, et je n’aurais pas boudé quelques dizaines de pages de plus. Encore une fois un coup de coeur pour la littérature québecoise, à mes yeux encore trop méconnue par rapport à sa qualité. D’ailleurs, il n’est pas trop tard (c’est autant une injonction à moi-même qu’à vous) pour découvrir le travail des éditions Dépaysage qui mettent en avant la création littéraire d’auteur.ices autochtones.
La Vallée de l’étrange. J.D. Kurtness. Dépaysage (maison d’édition indépendante), 2025.138p.
- Hypothèse forgée par le roboticien Masahiro Mori en 1970 selon laquelle plus un androïde ressemble à un être humain, plus ses défauts créent un sentiment de malaise et de répulsion. ↩︎
