Coups de coeur, Littérature francophone

La Nuit ravagée, de Jean-Baptiste Del Amo

« Désormais, Mehdi se souvenait de ses rêves. Il se souvenait de ceux qu’il avait faits durant toutes ces années, non pas d’une façon exacte, détaillée, mais obscure et nébuleuse. Il savait cependant avec certitude qu’il était entré dans la maison abandonnée bien avant d’en avoir passé effectivement la porte avec ses amis et qu’il y avait trouvé quelque chose qui l’y avait ramené de loin en loin durant toutes ces années. Quelque chose qu’il avait désiré en secret, qui l’y avait attiré et l’attirait encore. »

Ça commence comme un film des années 90, une bande de garçons dans le soir tombant de l’été, désœuvrés et hilares dans les rues silencieuses et désertes d’une zone pavillonnaire. Le goût de l’aventure et du risque, les petites conneries, l’insouciance cruelle de la jeunesse encore préservée. Le tableau est trop beau, il se fissurera bien assez tôt. Alex, Mehdi, Max et Thomas, ils ont grandi ensemble et poussent conjointement les portes d’une adolescence qui va les désarmer. Car se dessiller de l’enfance, c’est prendre conscience des failles dans les systèmes familiaux ou au lycée. La violence, l’absence d’amour, la maladie, le harcèlement, la découverte de désirs moins conformes. L’arrivée de Lena insuffle une nouvelle dynamique au groupe, mais un incident particulier va faire éclater l’illusion de sérénité qui plane sur le lotissement des Acacias.

La mort d’un camarade de lycée bouleverse le quotidien des adolescent-es, et le mystère s’épaissit quand la sœur du défunt vient trouver notre Club des cinq pour leur confier ses craintes au sujet de la mort de son frère. Tout a à voir avec la Maison. La Maison ? Oui, la maison abandonnée au fond de l’impasse des Ormes, fenêtres aux volets clos, odeur d’humidité, à moitié cachée par la végétation. La maison dans laquelle ils rêvent de pénétrer sans jamais avoir sauté le pas. Mais cette année-là, il est temps d’en franchir le seuil.

« Sur les murs, les lés de tapisserie s’étaient décollés, tombant en lambeaux et dévoilant le plâtre bruni. La toiture n’avait jamais été entretenue, des tuiles avaient bougé, d’autres étaient tombées et le plafond avait pris l’eau. Là aussi, de la moisissure verdâtre courait sur les cloisons, la moquette était souillée et parsemée de taches noirâtres qui y formaient une ligne discontinue. Lena prit des photos et tout sembla plus laid et désespéré encore dans la lumière blanche du flash. »

C’est là que le roman bascule. Car avec La nuit ravagée, on est moins chez Nicolas Mathieu que chez Stephen King. Le roman est volontairement (c’est la postface qui le dit) un hommage aux romans d’horreur des années 80/90, une esthétique particulière qui convoque des images, des souvenirs. On pourrait penser que c’est trop, que le décor est un peu trop décor, justement, mais finalement ça fonctionne parce que c’est assumé. Et c’est bien joué, parce que reprendre un cahier des charges maintes fois revu, ça peut tomber complètement à plat1. Mais là, l’atmosphère est installée, on peut convoquer sereinement tous nos cauchemars d’enfance, et quoi de mieux que le bon vieux motif de la maison hantée pour nous traumatiser à nouveau à l’âge adulte ?

Ce que j’aime particulièrement dans les récits horrifiques bien écrits, c’est lorsque l’élément surnaturel vient appuyer sur les aspects terribles du réel. Ici, tout tend à nous montrer que l’adolescence est une ingrate période (certes on le savait déjà), qu’il est celui où l’on se construit une individualité qui ne peut pas fonctionner avec la protection parentale. On doit avancer seul-e, se confronter à des sujets rudes, qui parfois nous éloignent de nos proches. On est persuadé-es d’être les premier-es à vivre certaines expériences, et qu’aucune écoute extérieure ne saura saisir les affres dans lesquelles nous nous trouvons. Et c’est aussi le moment de bascule où l’on se sent la responsabilité de préserver nos parents de ce qui nous arrive. Par un renversement absurde, l’adolescence nous persuade qu’il est indispensable d’épargner les adultes de ce qui nous heurte, nous blesse, nous détruit. Et ça, Jean-Baptiste Del Amo l’a très bien saisi. C’est même la grande force de son roman, cette certitude lucide que les adultes ne nous sauveront plus.

« – Qu’est-ce que tu crois que c’est vraiment, cet endroit ?
– Je ne sais pas mais je pense que Tom a raison, ce n’est pas seulement une autre réalité, c’est vivant. »

Il en ressort un roman extrêmement prenant, aux scènes horrifiques glaçantes dont je ne vous révélerai rien pour ne pas vous gâcher la joie de les découvrir. Mais sachez que les descriptions sont terribles, que toute la sphère sensorielle est mobilisée pour vous transporter dans la maison et ne pas vous laisser ressortir. Un roman d’atmosphère, mais aussi un regard très juste sur le fait de grandir, sur la solitude qui peut en résulter.

La nuit ravagée. Jean-Baptiste Del Amo. Gallimard (maison d’édition appartenant au groupe Madrigall), 2025. 460p.

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