Je découvre Laurie Colwin avec Comment se dire adieu, et je plonge dans l’univers qu’elle sait mettre en place avec simplicité. Ce roman, publié aux Etats-Unis en 1990 soit deux ans avant la mort de l’autrice, dépeint l’existence d’une jeune femme remplie d’indécisions, de doutes, de regrets et d’une absence d’ambition qui confère à la névrose. Et pourtant, comment ne pas s’attacher à Géraldine, idéaliste, rêveuse, passionnée de musique ? Tout commence à la fac, dans ce que j’ai supposé être les années 60 ou 70. Geraldine essaye désespérément d’écrire une thèse sur Jane Austen ; elle passe son temps à discuter avec sa colocataire adorée Mary Abbott, à écouter des vinyles, à traîner dans les clubs où l’on passe du blues, du vieux rock’n’roll. Habituée à fréquenter le milieu de la musique, elle se voit proposer un poste de choriste – danseuse – chanteuse au sein de la formation Vernon et Ruby Tremblay & les Tremblettes. Formation noire, elle devient la seule choriste blanche à évoluer dans un milieu que sa famille juge d’un mauvais oeil. On la suit sur les routes, dans des cars et des motels miteux, agitant les franges de sa robe verte sous les cris des fans au bord de l’extase.
Et puis, et puis la vie. La rencontre d’un jeune homme, blanc, bien sous tous rapports, cultivé, avocat, légèrement déjanté, passionné comme elle de musique. Et puis la demande en mariage, le déménagement, la maternité. Geraldine semble vivre en décalage, désirant secrètement demeurer une éternelle adolescente mangeant des salades de chou et fumant des joints au son d’une voix rocailleuse ou pleine de swing. Peu considérée par ses parents, notamment sa mère qui ne voit rien de convenable dans la vie de sa fille, Geraldine ne sait trop comment avancer dans la vie sans se renier, se trahir. La musique reste toujours omniprésente, que ce soit dans ses emplois, dans ses loisirs, dans ses regrets. Elle a vieilli, elle n’est plus et ne sera plus jamais une Tremblette. Alors à quoi bon ? Au milieu de cette crise existentielle qui s’étale sur plusieurs années, la question de la religion s’immisce petit à petit. Juive par la filiation mais jamais élevée dans la pratique religieuse, Geraldine a du mal à trouver sa place, à définir son identité. Les rencontres qui vont jalonner son chemin apporteront petit à petit leur lot de réponses.
Alors pourquoi ce roman et cette héroïne m’ont plu ? Parce que je trouve que Laurie Colwin réussit brillamment à dépeindre la sensation de ne jamais trouver sa place, de n’être pas en phase avec soi-même, sans être jamais fondamentalement malheureuse, mais juste mal ajustée, en décalage, sans aucun lien avec tous ces gens autour qui semblent parfaitement avoir connaissance du mode d’emploi de la vie. Et je pense que les Geraldine de ce monde sont beaucoup plus nombreuses qu’on ne le pense. Assaillie d’injonctions par sa mère, sa belle-mère, des inconnus, notamment lors de sa grossesse, on sent sous la plume de l’autrice une vraie diatribe contre les carcans dans lesquels on veut enserrer les femmes. Dépossédée de son existence au profit de codes, de normes, de « il faut faire comme ceci ou cela », Geraldine ressemble à un lapin pris entre les phares d’un 33 tonnes, effrayée par ce monde d’adultes où rien ne semble enviable. Rebelle, désagréable, boudeuse, hystérique peut-être, au moins elle est authentique, elle est entière, unique.
La plume de Laurie Colwin est à la fois remplie d’un humour un peu caustique, mais aussi d’une émotion sans pathos, d’une justesse à définir les crises existentielles, l’incapacité à s’adapter à une société dysfonctionnelle. Elle est également extrêmement critique en ce qui concerne la bien-pensance des blancs privilégiés, clamant haut et fort leur tolérance et leur soutien aux luttes pour les droits civiques, mais ne côtoyant des noirs que lorsqu’il s’agit de leurs domestiques. Bien que certains passages à ce sujet – plutôt dans le vocabulaire employé – m’ait parfois un peu fait tiquer, j’ai essayé de remettre ce texte dans son contexte d’écriture (les années 80). Il me semble que dernièrement, beaucoup de choses ont évolué dans la prise de conscience des réflexes racistes, et malheureusement quand on lit des ouvrages antérieurs, certaines choses peuvent être dérangeantes. Mais j’ai tendance à y être un peu moins sensible que lorsqu’il s’agit d’un roman très contemporain, peut-être à tort. Il m’a semblé ici percevoir une sorte de fascination, et donc d’essentialisation des corps noirs, mais je n’arrive pas à savoir avec certitude s’il s’agit d’un travers de l’autrice ou bien d’une caractéristique du personnage de Geraldine, effectivement apparemment fascinée par la population noire, la musique, etc.
J’ai énormément apprécié la présence quasi perpétuelle de musique dans le roman, les références multiples qui m’ont donné envie d’aller écouter des titres et d’obscures faces B. La formation dans laquelle travaille Geraldine est un clin d’oeil assez assumé à Ike et Tina Turner, et je trouve qu’il est intéressant d’avoir ce détail en tête au moment de la lecture. J’ai donc complété ma lecture de l’écoute en fond d’un chouette coffret CD de voix féminines du blues, afin d’être totalement dans l’ambiance !
Je ressors de Comment se dire adieu vraiment satisfaite, heureuse d’avoir cheminé avec cette femme, d’avoir pu parfois m’identifier à la difficulté d’être une jeune femme dans un monde qui a déjà une idée précise de ce que vous devez devenir. Pour donner une idée de la fluidité de l’écriture de Laurie Colwin, les 400 pages du livre ont été absorbées en moins de 24h, je pense qu’il n’y a rien besoin de dire de plus. Si, que j’ai assez envie de découvrir d’autre livres de cette autrice, que je regrette fortement qu’elle soit morte si jeune – à 44 ans – et que son oeil acéré sur la société n’ait pu encore plus s’aiguiser avec l’expérience.
Comment se dire adieu. Laurie Colwin. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Berton Autrement, 2019. 441p. 12€